“ROCK SAKAY” CHEZ GALLIMARD : UNE ODYSSÉE DÉGLINGUÉE SIGNÉE EMMANUEL GENVRIN

En attendant de finir de lire et de vous parler de “Rock Sakay”, premier roman d’Emmanuel Genvrin revu en juillet dernier à l’île de la Réunion, voici un efficace coup de projecteur de Geoffroy Géraud Legros et Nathalie Valentine Legros.

Leur texte abondamment illustré est mis en valeur sur 7LAMESLAMER , site partenaire de planetefrancophone.fr que ces deux amis journalistes réunionnais ont lancé pour parler des “réalités émergentes de la Réunion, de l’Océan Indien et du Monde”.

« Rock Sakay », c’est une course aux allures initiatiques, sur les traces d’une chimère appelée Janis.

« Rock Sakay », c’est le premier roman d’Emmanuel Genvrin, déglingué et poétique. « 7 Lames la Mer » aime !

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“Femme brossant ses cheveux”, par Wladyslaw Slewinski, 1897

Ensorcelante et monstrueuse. Telle est Janis, femme sortie tout droit de « Rock Sakay ».

Premier roman d’Emmanuel Genvrin — créateur du théâtre Vollard, auteur de nombreuses pièces et d’opéras —, « Rock Sakay », publié chez Gallimard, a partagé la fameuse « rentrée littéraire » française [1] avec 559 autres nouveautés [2].

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Avant de plonger dans le chaudron romanesque, Emmanuel Genvrin s’est essayé à l’exercice exigeant de la nouvelle, publiant régulièrement dans la revue littéraire « Kanyar », éditée par le regretté André Pangrani. Autant de récits où « Rock Sakay » pointe déjà — peut-être, d’ailleurs, à l’insu de l’auteur.

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Jean-Luc Trulès (debout), musicien, compositeur, chanteur, acteur… et Emmanuel Genvrin, auteur du roman “Rock Sakay”, créateur du théâtre Vollard.

Jalon de la re-naissance de Genvrin qui, pas moins « gazé » que ses personnages, s’est mis en tête de donner à La Réunion un complet répertoire d’Opéra, « Rock Sakay » accouche de l’héroïne qui manquait au Panthéon, singulièrement dépeuplé, des figures de notre littérature : Janis.

De la beauté truculente à la silhouette diaphane, « Janis-femme » incarne l’hybris, la jubilation, la superficialité, la déraison ; l’affirmation de sa réalité et la « régression-résignation » animale et vertigineuse ; le Maître et l’Esclave, dirait un hégélien, dans la même personne.

« Il franchirent la porte de derrière. Il y avait une petite cour et un boucan — la cuisine en plein air des créoles — et, au fond, un parc cochon. L’homme sortit de sa poche un trousseau qu’il tendit à Jimi »…
(Page 122)
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Fantasque, tumultueuse. Envahissante, évanescente ; absente. Dévoreuse, amante : Janis hante ce roman de son urgence haletante.

Dès les premières pages et jusqu’à la dernière, elle est là, partout, même et surtout lorsqu’elle n’est pas là…

Le lecteur, dans sa nuit, tourne les pages du livre pour retrouver sa trace dans le dédale de la capitale malgache ou à travers la brumeuse campagne française.

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Démerde, dérives, gangs… « Rock Sakay » n’est pas un lagon pacifique. Les Tropiques de Genvrin sont aux antipodes des tristes topiques de l’imagerie touristique ; « Rock Sakay », éclaire le versant hardcore et « Kung Fu » et révèle les subtils et invisibles transferts d’exotisme entre les trottoirs de Paris, le foyer Sonacotra et les châteaux provinciaux…

Le rythme est vif ; il n’en délivre pas moins le spleen qui accompagne l’œuvre de l’auteur de la pièce de théâtre « Baudelaire au Paradis ».

« Pas de temps à perdre »… L’écrivain est pressé, comme son personnage Jimi : vite, vite, vivre et retrouver Janis. Vite, l’aimer. Encore. Et s’en défaire. Vite, s’enfuir. Vivre pour la retrouver. Pour la sauver. Vite, vivre et l’oublier.

« Il était 15 heures. Pas de temps à perdre. Une grosse averse avait provoqué des inondations. Le ciel était encore lourd de nuages et les trottoirs étaient boueux. Inutile de héler un taxi, les tarifs de Tana étaient prohibitifs. Avec la pénurie d’essence, on payait d’avance et les chauffeurs remplissaient des petites bouteilles aux stations ».
(Page 47)
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Cimetière des pirates sur l’île Sainte-Marie (Madagascar). Photo : Antony.

L’écriture d’Emmanuel Genvrin, savamment dépouillée, affutée, projette des images directes et entêtantes, souvent empreintes d’une forte charge poétique.

Comme dans cette scène…

« En quittant les lieux, Jimi se retourna : Janis se tenait debout sur les marches, immobile, les bras ballants, les cheveux rouges au vent. Son front était plissé, son regard était d’une tristesse infinie ».
(Page 173)

Avant cette description, Janis était le feu, la pluie, la boue, l’amour.

Ainsi tombe-t-on sous l’emprise de cette héroïne, fêlée, qui nous convie à contempler sa chute, irrésistible.

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Emmanuel Genvrin à la Sakay

Signe d’un roman d’aventures réussi : on voudrait protéger Janis, l’arracher à ses turpitudes, la sauver d’elle même. La ramener à son commencement, à son innocence, alors même qu’on acquiert la certitude de sa déchéance.

On souffle lorsque Janis disparaît du champ de lecture.… Mais déjà, elle nous manque ; déjà on est en manque.

Et l’on voudrait que les permanents aller-retours de Jimi qui rythment ce roman entre La Réunion, La France et Madagascar, la remettent sur notre chemin de lecture.

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Source : vollard.com

Le personnage de Janis confirme l’attrait de l’auteur pour les caractères féminins hors orbite sociale ; et son talent à les mettre en scène, à les sublimer. Pour finalement les ramener à leur condition initiale.

On se souvient par exemple de cette cantatrice extravagante et si émouvante, figure centrale — et cataclysmique — de la nouvelle « Tropic Salomé » [3], écrite en 2015 par Emmanuel Genvrin et publiée dans la renue « Kanyar ».

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Arborant le pseudonyme d’Irena Sbovska, la cantatrice « sur le retour » n’est en fait qu’une Mireille Gomez comme Janis est une Henriette Boyer.

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“Rock Sakay” et deux numéros de la revue “Kanyar”. ©7LLM.

« Rock Sakay », c’est une histoire d’amour, une histoire actuelle et déglinguée qui nous renvoie aux grandes tragédies classiques.

« Rock Sakay », c’est un road-book comme il y a des road-movies : poussière rouge, rencontres, errances, galères, drames… Départs et éternels retours.

Mais Janis n’est pas le personnage principal de « Rock Sakay ». Non. Le héros avec sa guitare, c’est Jimi (enfin… Francius). On ne vous en dira pas plus : prenez, et lisez.

« Jimi retourna en stop à la Pointe-au-Sel. De loin, il vit que la villa était fermée, volets clos, terrasse abandonnée. la petite plage était déserte, à part un chien jaune endormi et la silhouette d’un pêcheur sur un rocher ».
(Page 143)

Nathalie Valentine Legros et Geoffroy Géraud Legros

Notes

[1La « rentrée littéraire », au mois de septembre est une spécificité française.

[2En 2010, 711 livres ont été publiés à l’occasion de la rentrée littéraire.

[3« Tropic Salomé » est une nouvelle écrite par Emmanuel Genvrin et publiée dans la revue littéraire « Kanyar » N°4, page 7, février 2015. La revue « Kanyar » a été créée par André Pangrani, mort le 31 juillet 2016 à Moscou.