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Marc Chabot – ci-dessus en compagnie des artistes québécois Louis-Jean Cormier et Pascale Picard.

Marc Chabot est un essayiste, écrivain et parolier québécois. Professeur de philosophie dans un CEGEP pendant 35 ans, il a notamment publié des essais sur Don Quichotte, sur les journaux d’écrivains et sur l’histoire de la philosophie québécoise.

Il est également l’un des fondateurs du magazine littéraire Nuit blanche et collabore fréquemment à la revue Relations. Il écrit son premier texte de chanson en 1987 avec Richard Séguin. Depuis, il en a signé environ 200. Il travaille avec Claire Pelletier, Luce Dufault, Daniel Lavoie, Nelson Minville, Renée Martel, Marie Denise Pelletier, Vincent Vallières et bien d’autres.

Depuis plus d’une dizaine d’années, il est formateur au Festival en chanson de Petite-Vallée. Il s’occupe entre autres choses des Rencontres qui chantent et il offre des ateliers d’écriture en collaboration avec Marie-Claire Séguin. Il a animé plusieurs ateliers pour la SPACQ. Le prix Luc-Plamondon, récompensant un parolier, lui a été décerné en 2010 par la Fondation SPACQ.

Ce texte a été rendu public par Marc Chabot lors de la séance d’ouverture du Forum sur la chanson québécoise en mutation, lundi 4 février à Montréal. Un Forum organisé par le CALQ, le Conseil des arts et lettres du Québec avec la participation du ministère de la Culture et des Communications et de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).

Place à présent à Marc Chabot pour son texte intitulé « La culture, la chanson et le divertissement».

“En 1966, la revue Liberté publiait un numéro spécial intitulé Pour la chanson. À la question : qu’est-ce que la chanson pour vous ? Félix Leclerc répondait :

«L’accumulation de joies et de peines ferait éclater le cœur de l’homme, s’il n’y avait pas la chanson.
Ses limites. Ça ne se voit pas dans les hautes sphères comme la symphonie, ça ne s’attarde pas dans les couloirs de l’âme comme la psychanalyse, ça ne s’explique pas comme la philosophie, ça ne juge pas comme la morale, ça ne s’enseigne pas comme la doctrine, ça ne se copie pas comme la photographie, ce n’est pas un aigle, c’est un vivant petit oiseau sensible et intelligent dont l’univers est la cour, il connaît et ressent tout mais en petit, c’est très parent avec le conte et la fable. Ce n’est pas un océan, c’est une source, un grelot d’argent dans l’épaisseur du silence, une allumette dans la nuit.

Quelle est la bonne, quelle est la mauvaise ?
La mauvaise est une mouche qui bourdonne ».

Quand on m’a invité à participer à ce Forum sur la chanson québécoise, je me suis demandé si c’était vraiment la place d’un parolier. Après tout, une bonne partie d’entre vous vit de la chanson, vous êtes des artistes, des interprètes, des musiciens, des techniciens, des diffuseurs, des propriétaires de salle, des publicitaires, des agents. Moi, je suis un parolier. Je ne fais pas de scène, je suis occasionnellement formateur, mais je ne suis jamais parvenu à faire de mon travail un métier qui me permettait de vivre.

Mon vrai métier a été professeur de philosophie dans un cégep. Maintenant, je suis à la retraite et je continue d’écrire des chansons pour les chanteurs et les chanteuses qui en font la demande. J’aime les mots, j’aime ces mariages de toutes sortes entre les mots et les notes. Pour moi, une chanson est une œuvre, le travail de plusieurs pour que vive une idée, une émotion, un rythme. Brassens disait qu’une chanson est une petite fête de mots de notes.

Je ne suis pas venu ici pour vous parler d’argent. La chanson, c’est d’abord et avant tout un individu qui, souvent dans la solitude, s’occupe de sa peine ou de sa joie d’être au monde. Il écrit, il compose. Ce peut être Les vieux pianos ou Quand les hommes vivront d’amour. Il ne sait pas encore ce qu’il adviendra de son travail. En fait, il ne sait pas grand-chose. Il s’occupe le mieux possible à dire où il en est avec le monde. Il s’attriste des violences, il sympathise avec les démunis, il danse avec ceux et celles qui fêtent, il travaille, il biffe, il jette, il recommence, il avance et il recule.

Une fois sa création terminée, beaucoup de choses ou peu de choses sont possibles. Beaucoup ou peu de choses qui ne dépendent pas de lui. Son seul pouvoir était d’écrire une chanson, son seul pouvoir était au bout de son crayon ou de son clavier. Beaucoup du reste tient du hasard, de la chance, des rencontres, de la diffusion, du désir des autres de nous faire exister ou non.

Je veux insister sur ce désir d’exister, car c’est ce qui distingue en tout premier lieu la culture du divertissement. La culture peut faire exister les œuvres et généralement elle se soucie aussi de les conserver, de les rappeler à notre mémoire, de leur faire traverser le temps et les générations.
C’est une responsabilité qui devrait incomber aussi à ceux et celles qui s’occupent du divertissement, même si ce n’est pas leur premier défi. Une responsabilité oubliée, une responsabilité qu’on a parfois délibérément gommée.

Il y a quelques années, au Festival de la chanson de Petite-Vallée, Daniel Boucher a chanté la chanson L’ange vagabond que j’ai écrite avec Richard et Marie-Claire Séguin. Nous étions tous les trois dans la salle. Pour ceux et celles qui s’en souviennent et qui la connaissent, vous savez qu’il s’agit d’un hommage à l’écrivain Jack Kerouac. C’est une œuvre pour la mémoire.

Après sa prestation, Daniel Boucher est venu me voir, il m’a pris dans ses bras et il m’a dit : merci Marc, tu sais, c’est depuis que je suis Ti-Cul que je rêvais de chanter cette chanson sur scène. Richard Séguin qui était tout près ajouta : il y en a au moins une qui aura traversé une génération.
Il est là le pouvoir de la culture. Dans un moment comme celui-là, je me soucie bien peu d’en être l’auteur. Je sais depuis longtemps maintenant que le nom des paroliers n’est pas ce qui prime. Mais une œuvre est vivante et ça me suffit.

Ce qui compte, c’est de pouvoir dire : merci Kerouac, merci la littérature, merci la musique, merci Daniel Boucher, merci l’américanité, merci la poésie, merci la culture.

Réduire la chanson à un art de divertissement, c’est peut-être passer à côté de l’essentiel. Réduire la chanson à un art de divertissement, ce n’est pas lui rendre service.

Je voudrais qu’on me comprenne bien. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il y aurait d’un côté les bons de la chanson, ceux qui plaident pour la culture, et de l’autre côté ceux qui sont pour le divertissement et qui seraient les méchants.

Je pense que nous pouvons tous penser plus loin. Je pense que nous nous devons de faire cet effort. Nous le pouvons et, si nous y arrivons, nous parviendrons peut-être à résoudre une partie de la crise qui nous amène tous ici. Il y a des ponts à rétablir entre la culture et le divertissement.

La solution est là, pas dans l’acte de creuser davantage le fossé entre les deux.

Cette crise exige d’être réfléchie de plusieurs manières. Cette crise, elle vient aussi de cette séparation que nous encourageons jour après jour entre culture et divertissement.

Une chanson peut nous faire réfléchir, une autre peut nous faire danser, une autre peut nous faire pleurer et une autre encore peut nous faire rire. La chanson est un art multiple. La chanson doit être tout autant une fête qu’un hymne. La chanson doit être tout autant une folie qu’un recueillement ou une dénonciation des violences. Chanter, c’est tenter de dire et tenter de décrire tous les mondes possibles. La danse à Saint-Dilon fait son travail comme La danse des canards ou La danse du Smatte. Le plus beau voyage fait son travail comme La langue de chez nous ou Bozo les culottes. Les oies sauvages font leur travail comme La planque à libellules ou On va s’aimer encore.

Nous avons besoin des chansons pour tous les instants de la vie des êtres et pour tous les instants de la vie d’un peuple. J’ai besoin de ces petits oiseaux dans ma cour, comme le disait Félix. Comme j’ai besoin du cinéma, du théâtre, du roman, de la peinture et de la poésie.

Admettons que comme créateur, comme compositeur, comme parolier, comme interprète, nous ne serions que trop peu de choses si notre seul but, notre seule action dans la culture était de divertir.

La chanson doit être libérée des carcans dans laquelle on tente de l’emprisonner. Elle est plus qu’un genre, elle est plus qu’un son, elle est plus qu’une voix, elle est plus qu’une mode, elle est plus que ce qu’elle vend ou ne vend pas. C’est ce plus que nous devrions rechercher. C’est ce plus qui fait que, quelque part, un jeune vient de s’acheter une guitare et s’apprête à partir à l’aventure, qu’un autre vient de s’acheter un dictionnaire de rimes et se rend compte avec tristesse que bien peu de mots riment avec amour et qu’il devra trouver le moyen de nous le faire oublier.

Oui, il y a une crise. Elle est profonde, elle est terrible. Depuis l’arrivée du CD notre chanson se disperse et se perd. Le répertoire disparaît petit à petit. Nous sommes un petit marché et beaucoup de nos créations sont complètement disparues avec l’arrivée des CD. Il est strictement impossible, même avec la plus belle volonté du monde, de posséder l’intégrale de l’œuvre de Claude Léveillée ou Pauline Julien. Qui se souvient des albums d’une Ginette Ravel ou du groupe Toubabou ?

Nous n’aimons pas la chanson quand nous nous enfermons dans le présent. Il n’est jamais bon pour l’avenir de ne pas avoir de passé.
Je rêve depuis des années d’un vrai site Internet qui aurait le souci du passé. Contrairement à ce que l’on pense, il y a une grande différence entre l’histoire et la nostalgie.

Pouvons-nous nous donner les moyens de sortir de l’éphémère ? La chanson a une histoire, comme le cinéma ou la littérature.
Écrire une chanson, c’est ouvrir à la liberté. C’est la réclamer quand on n’en voit plus le bout du nez. C’est tout autant la liberté de l’amoureux que la liberté d’un peuple. J’aime savoir que les chansons naissent d’une émotion, mais c’est justement parce qu’elles sont une émotion qu’elles sont fragiles et cette fragilité peut faire tout autant notre bonheur que notre malheur.

Idéalement, la chanson ne devrait pas être au service de quelque chose. Elle est un mode d’expression, une manière d’être et de dire le monde. On ne peut pas se contenter de penser la chanson comme un simple soutien à l’industrie, à la publicité, aux radios ou aux commerces de tous genres. Quand j’écris dans un texte de chanson : je veux encore d’un grand verre de bonheur, j’aimerais bien qu’on sache que je n’écris pas pour qu’on boive plus de lait, une liqueur ou une bière. Je veux d’une chanson qui existe pour elle-même, je veux des chansons qui s’adressent à nous tous.

La vie n’est pas un éclat de rire permanent. Nous le savons tous. Depuis quelques années, bien des arts sont disparus des médias. Il y a peu ou pas de place pour notre poésie, peu ou pas de place pour le roman, peu ou pas de place pour la peinture et le théâtre. Est-ce normal qu’il y ait à chaque semaine dans trois de nos chaînes publiques entre six et dix heures d’émissions pour rire ? Je prendrais bien quelques-unes de ces heures pour rencontrer un chanteur, une chanteuse, un romancier ou un poète. Je voudrais le dire sans dénigrer pour autant l’humour.

Oui, choisir la culture est plus exigeant que le divertissement, mais c’est un choix de société et pour moi, il y a une différence entre un choix de société et des cotes d’écoute.

Durant les deux jours qui viennent, vous aurez la chance ou la malchance d’en apprendre bien davantage sur les différentes crises de la chanson. Problèmes de diffusion, problèmes de ventes de billets, problèmes de droits d’auteur.

Il y a vraiment beaucoup de problèmes à résoudre pour que la chanson existe mieux et existe plus. Je pense que nous sommes d’accord pour dire avec ceux et celles qui nous convient à cette réflexion, que les enjeux et les défis sont grands. Mais il faut aussi ne pas confondre les enjeux collatéraux avec une interrogation majeure : quelle place voulons-nous vraiment pour la chanson dans la culture ? Et cette question ne s’adresse pas seulement aux créateurs des chansons mais aussi à ceux et celles qui font vivre nos œuvres.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch a écrit :
… la jeunesse rend tout le monde jeune, comme la poésie fait de chacun un poète !

Il suffit d’aller entendre le spectacle des Douze hommes rapaillés pour s’en convaincre. Nous sommes au plus proche de ce que peut faire la culture : provoquer chez l’humain l’élévation dont il a besoin pour espérer. La chanson, comme tous les arts, est un arrachement au réel. Nous avons besoin qu’on nous invite dans l’ailleurs. Nous avons besoin de savoir que nous sommes autre chose que des travailleurs ou des consommateurs. Il est bon pour les hommes et les femmes que nous sommes de retrouver notre noblesse. Je refuse l’idée que nos élévations, nos arrachements au réel et notre noblesse soient des concepts creux.

On nous a habitués avec trop de facilité à consommer. Même le malheur et les guerres se consomment. J’ai besoin de la chanson pour aller ailleurs, pour approcher la beauté. La chanson m’a si souvent permis d’espérer, de grandir, de rêver. La chanson sauve des vies, elle aide à vivre, elle aide à mieux comprendre nos complexités, nos contradictions, nos divagations, nos égarements. J’aime savoir qu’elle peut continuer à faire son métier.
Simplement, sans prétention, sans exagération. J’aime qu’elle prenne ma main pour m’aider à rester debout et vivant.

Mais je pense aussi qu’elle a besoin d’être défendue par chacun de nous. Je pense que nous devons refuser qu’on oublie sa grandeur, qu’on oublie qu’elle n’a pas à être traînée dans les marges de la consommation parce que nous manquons d’imagination. Elle peut encore être un refuge quand l’insignifiance déferle sur nous.

Je relisais récemment un livre du philosophe Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire. Il disait ceci de la mission de l’écrivain. Je pense qu’on pourrait très facilement le dire aussi de la chanson.

La mission de l’écrivain n’est pas d’être anodin. Il me semble que nous avons oublié ce qu’est un écrivain et ce qu’il fait lorsqu’il se consacre à son métier. Les écrivains sont des expérimentateurs. Leur boulot, c’est de dépister ces substances dangereuses que l’on appelle les thèmes, les thèmes profonds de leur époque, ces thèmes sont traités, décomposés, filtrés, renversés et recomposés par les auteurs. Il s’agit d’un boulot (…) risqué.

Un peu plus loin il ajoute :
C’est un sérieux symptôme du déclin de la vie publique, lorsque même les critiques, (…) ne comprennent plus ce que fait un auteur en menant des expériences sur des aspects explosifs des matériaux dangereux .

Cette mission de l’écrivain, c’est peut-être aussi celle du chanteur, du parolier et du musicien. Pouvoir dire qu’il y a des secousses sismiques en chaque être humain. Pouvoir dire que nous avons besoin d’être réveillés.

Et Sloterdijk en ajoute une dernière :
Toute personne disposant d’un téléviseur peut s’écœurer de tout .

C’est par écœurement justement qu’on finit par éteindre. Vivement la culture, vivement le retour de la chanson dans la culture.

Si la culture est un arrachement au monde ou au réel, elle n’est pas un aveuglement, une manière de m’endormir, un détournement de l’esprit. Il y a une réclame de bonheur dans l’histoire de notre chanson qui mérite d’être entendue. Elle est là cette réclame. Elle nous vient des artistes eux-mêmes.

Elle nous vient des artistes de tous les âges. Je l’entends tout autant chez Lucille Dumont que chez Bernard Adamus. Elle ne vient pas d’un son mais du sens”.

MARC CHABOT

Avec les  remerciements de Planète Francophone au Forum de la Chanson Québécoise pour l’autorisation de reproduction de ce texte.

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