7 Lames la Mer : Création culturelle et initiative économique vont-elles de pair ? Votre parcours semble plaider pour cette analyse…
Jérôme Galabert : Face à la crise, je reste persuadé que l’on s’en sortira si l’on est capable d’imaginer des systèmes qui collent à notre réalité territoriale. C’est valable aussi dans le domaine culturel. Imaginer des systèmes simples, comme le concept de « Tournée générale » [1]… Et puis, il faut faire confiance à l’imagination et au savoir-faire des gens d’ici.
7 Lames la Mer : Quels sont les freins ?
Jérôme Galabert : Il y en a mais les choses bougent. L’an passé par exemple, la Région a mis fin à une injustice : les entreprises culturelles bénéficient désormais de certains dispositifs dont elles étaient exclues, notamment l’aide à la création d’emplois.
Un boulanger pouvait faire appel à la Région pour l’aider à créer un emploi, un acteur culturel ne le pouvait pas ! On répare ainsi une injustice, mais il y a un paradoxe : on nous ouvre l’accès à ces aides, on nous accompagne sur « Tournée générale » mais on nous freine par ailleurs. Peut-être est-ce dû à mon caractère… Je ne peux pas faire autrement que de bousculer les choses parfois. Que j’en aie payé le prix, c’est probable.
7 Lames la Mer : Culture et politique… Deux ennemis ?
Jérôme Galabert : Non… mais dans la relation culture/politique, on doit sortir d’un mode de fonctionnement hérité du passé. Aujourd’hui, le créole ne vote plus comme il votait hier. La culture — entre autres — a un rôle à jouer dans ce processus loin d’être abouti mais inéluctable qui mène vers plus d’éducation, plus d’ouverture, plus d’intelligence, plus de responsabilités aussi. Je l’espère… notamment pour mes enfants.
7 Lames la Mer : En tant qu’entrepreneur culturel, vous avez souvent comme interlocuteurs des hommes politiques. Quel est votre regard sur la politique ?
Jérôme Galabert : Je regrette qu’il n’y ait pas un peu plus de courage politique sur des choses fondamentales. Par exemple, aujourd’hui, La Réunion devrait compter 45 communes au moins.
Les communautés d’agglomération seront des enjeux politiciens tant que les communes ne seront pas redécoupées. Ainsi, on favorisera la proximité et le rapport au politique sera différent. C’en sera fini des roitelets. Il faut poser cela sur la table de façon apaisée.
7 Lames la Mer : Une critique adressée aux maires…
Jérôme Galabert : Je peux aiguiller le politique mais j’ai beau jeu de le faire puisque je n’assume pas la posture politique pleinement. Je ne critique pas les maires en place sur leur gestion quotidienne.
Je sais ô combien il est dur d’être maire aujourd’hui à La Réunion. Mais je regrette qu’il n’y ait pas le courage de régler cela. La 25ème commune, c’est très bien mais il en faut beaucoup plus. Cet éclatement des communes amènera une démocratie qui fonctionnera mieux.
7 Lames la Mer : Selon vous, où en est la société réunionnaise ? Sous influences ? En voie d’appropriation de son héritage, de son patrimoine ?
Jérôme Galabert : C’est complexe… De tout temps, nous avons été influencés. Et nous continuerons de l’être. De tout temps, certains ont lutté pour préserver l’héritage. Et il faudra lutter encore pour une culture réunionnaise forte. Mais il est tout autant nécessaire de conserver la porosité à l’ailleurs : c’est comme cela aussi que nous nous sommes construits.
7 Lames la Mer : Dans la pratique, vous avez situé la « porosité à l’ailleurs » notamment dans l’océan Indien, pris dans son acceptation large…
Jérôme Galabert : Cette porosité là est intéressante. Le monde est vaste. Si on accepte et défend ce que l’on est — Réunionnais, Français, Européens — on gagnera. J’estime que nous sommes l’Europe de l’océan Indien alors quand il faut aller discuter là-bas sur les fonds ACP [2], j’y vais moi-même : pa bezoin ou vien koz pou moin, puisk moin sé ou ! Je ne fais pas cela dans un rapport conflictuel mais dans un rapport positif.
7 Lames la Mer : Cette porosité à l’ailleurs, comment s’exprime-t-elle concrètement ?
Jérôme Galabert : Des exemples… On a signé la sortie de l’album « 32 désanm » de Ziskakan — qui revient d’une tournée en Chine — sur une plateforme de téléchargement en Chine. On vend ce disque en Chine.
Je dois signer avec un distributeur australien pour produire un album australien que je vais vendre en Australie.
Récemment, j’ai produit l’album de « Tumi and the Volume », groupe sud africain, que j’ai vendu aux Sud-Africains.
Cela ne rapporte pas d’argent mais tant que le festival permet de faire vivre le label, je continue parce que cela ouvre des portes et permet aussi de dire aux jeunes Réunionnais que le monde est vaste.Il faut avoir de l’ambition, travailler, et surtout que l’on donne aux jeunes les moyens de conquérir les espaces à conquérir.
7 Lames la Mer : Vous parlez des jeunes Réunionnais… Comment voyez-vous la situation de cette jeunesse ?
Jérôme Galabert : Comment agir pour donner demain du boulot à cette jeunesse ? Comment faire pour transmettre quelque chose ? Il y a un moment dans la vie où tu construis pour toi-même… Et un jour, tu entres dans la phase de transmission.
J’ai 45 ans, trois enfants, et je suis en train de basculer dans cette phase de transmission. Donc ces choses là m’obsèdent plus qu’hier et c’est aussi pourquoi j’ai accepté la présidence du Pôle régional des musiques actuelles (PRMA). Parce que je sais bien qu’il faut que je transmette et que je passe à autre chose.
Quand je regarde les chiffres du chômage, je me dis que, à titre personnel, je me dois de montrer l’exemple : ouvrir des fenêtres, allumer des lumières… pour que les jeunes aient l’envie, qu’ils aillent faire des choses à droite, à gauche. Je ne suis pas le seul à l’avoir fait, il y en a plein qui le font.
7 Lames la Mer : Vous parlez de passer à autre chose… Tourner la page du PRMA ?
Jérôme Galabert : Rester trop longtemps au PRMA serait pour moi un échec. Par philosophie et aussi par défi. Si demain, le flambeau n’est pas repris par d’autres, cela veut dire que le projet développé n’est que personnel et a donc peu d’intérêt…
7 Lames la Mer : En quoi consiste ce projet ?
Jérôme Galabert : Pour résumer, il s’agit de structurer la filière. Par exemple, les producteurs — le canal historique : Piros, Oasis, Discorama — ont la volonté de transmettre leur catalogue à des jeunes. Mais qui pour reprendre le flambeau ? Il y a un vide sidéral… Le premier « jeune » derrière, c’est moi ! Et derrière moi ? Personne… Na poin.
Lorsque j’étais chargé de mission à la Région pour la promotion de la musique réunionnaise sous Margie Sudre, je me suis battu — et j’ai échoué — contre la fermeture de l’IFMC (Institut de formation aux métiers culturels), qui, potentiellement, allait former nos techniciens, nos cadres dirigeants de structures etc. On a fermé cet outil au moment même où le contrat de plan faisait émerger 20 salles de spectacle sur l’île. A mes yeux, c’est l’une des plus importantes erreurs politiques en matière de culture.
7 Lames la Mer : Aujourd’hui, combien d’entreprises privées s’en sortent dans le secteur culturel ?
Jérôme Galabert : Cela se compte sur les doigts d’une main, toutes disciplines confondues, même les galeristes. Compte tenu de la nature du marché, Sakifo est quasiment un cas unique…
Donc il est urgent de combler ce retard en formant des professionnels capables de faire face à la situation et de se projeter… C’est du boulot. Au lieu de perdre du temps en polémiques stériles, on ferait mieux de carburer.
7 Lames la Mer : Une vie sans Sakifo ?
Jérôme Galabert : J’ai imaginé très clairement que si Sakifo était un échec, je passerais à autre chose.
7 Lames la Mer : Avez-vous imaginé en revanche un Sakifo qui trace son chemin sans vous ?
Jérôme Galabert : Oui même si je ne sais pas encore vers quoi je me tournerai alors. Mon fonctionnement au sein de l’équipe repose sur la répartition du travail. J’ai recruté un directeur et structuré mon entreprise.
Cela passe par des sacrifices personnels pour pouvoir faire d’autres choses justement. Ce qui est certain, c’est que, au bout d’un moment, je ne pourrai plus assurer la direction artistique du festival.
7 Lames la Mer : Vous préparez la relève…
Jérôme Galabert : Oui. J’ai un peu de marge encore mais j’ai pleinement conscience que c’est nécessaire. J’essaie de faire en sortes que le Sakifo soit transgénérationnel, mais c’est quand même un outil qui parle aux jeunes et qui nécessite une énergie et une fraicheur qu’au bout d’un moment je n’aurai plus.
7 Lames la Mer : Vous avez structuré l’entreprise, recruté un directeur… Combien de personnes Sakifo fait-il vivre ?
Jérôme Galabert : Aujourdhui, Safiko, c’est sept personnes en CDI, plus un CDD en partiel sur 8 mois. Nous avons été plus nombreux par le passé. Il faut savoir que, suite à la « crise Orelsan », nous avons été contraints de mettre fin à 3 CDD l’année dernière.
Dans la période du festival, on monte à 280 personnes embauchées : 70 barmans, 13 personnes à la billetterie, autant aux caisses, 50 personnes à la technique, etc. 80% de notre budget est dépensé localement et les activités du festival et autour du festival génèrent l’équivalent de 4 millions et demi de dépenses injectées sur le territoire, dans l’économie réunionnaise.
7 Lames la Mer : Quel est le budget d’un Sakifo ?
Jérôme Galabert : 1,5 million d’euros dont 275.000 euros de fonds publics. Par rapport aux festivals de métropole, ce ratio est une sorte d’exception. C’est ce qui nous donne aussi notre liberté de ton et d’action. La Ville de Saint-Pierre joue le jeu mais ce n’est pas le cas de tous les financeurs publics. Par exemple, quel que soit le pouvoir en place, l’Etat et le Département n’ont jamais aidé le festival. Jamais.
7 Lames la Mer : Ce qui n’a pas empêché le sakifo d’exister et de durer… 10 ans maintenant.
Jérôme Galabert : Je n’aurais jamais cru que l’on arriverait jusque là. A l’époque, j’avais dit que si l’on passait la barre des 7 ans, ce serait déjà bien…
Là, cela fait 10 ans mais l’exercice de cette année est l’un des plus difficiles que l’on ait jamais eu. C’est la première fois que l’on démarre avec un déficit prévisionnel : il faudra une augmentation de la fréquentation pour compenser.
Par ailleurs, le contexte économique et politique ne nous est pas favorable… En 10 ans, nous n’avons pas réussi à convaincre au-delà.
7 Lames la Mer : Vous avez convaincu un public et aussi à l’extérieur de l’île… Le Sakifo, une sorte de « contre-pouvoir » ?
Jérôme Galabert : D’une certaine façon, oui. Beaucoup de gens d’horizons vraiment divers ont soutenu le festival l’an dernier, suite à la polémique autour de la programmation d’Orelsan.
Cela a été une surprise, puis un soulagement et une satisfaction… Et une responsabilité parce que tu te rends compte que tu représentes une parole qui te dépasse et c’est une lourde responsabilité. Il ne faut pas faire n’importe quoi avec ça. Parfois, tu te réveilles la nuit en te demandant si tu n’es pas en train de faire une connerie sur tel ou tel aspect.
7 Lames la Mer : L’affaire Orelsan a laissé des traces…
Jérôme Galabert : Oté, nou la gingne lo kou lan pasé ! Cette polémique nous a fait beaucoup de mal. Le jour où je pars pour BabelMed [3], la sanction de suppression de la subvention régionale tombe. J’étais atomisé.
Une chaîne de solidarité au niveau national se met en place très rapidement à Marseille. Je reviens un peu « regonflé » et je réunis mon équipe pour recueillir le sentiment de chacun car la décision à prendre implique potentiellement le devenir des salariés… Celle qui fait la billetterie, femme seule avec trois enfants, si elle perd son job, ce n’est pas rien. Et ce n’est qu’un exemple. Unanimement, l’équipe a dit : on y va.
7 Lames la Mer : Serrer les coudes pour faire face à la fronde…
Jérôme Galabert : Oui et mettre en place une organisation : j’ai joué le rôle d’aspirateur des mauvaises ondes et des koud’kogne à tous les niveaux pour que l’équipe puisse travailler. Le chargé de com’ faisait un pré-filtre et renvoyait tout sur moi. Ceux qui ont lancé cette polémique l’ont très rapidement personnalisée et d’autres ont sauté sur l’occasion. L’enjeu était réel et on n’en sort pas indemne : je me suis vu plus costaud que je ne l’étais. Mais au bout d’un moment, ce qui ne te tue pas te rend plus fort.
Donc aujourd’hui, j’ai bien compris qu’il y a des gens que je n’arriverai pas à convaincre. Souvent, ce sont ceux qui refusent le dialogue. Cette année, on pose une belle programmation, pleine de découvertes, pleine de prises de risques, audacieuse ! On a la chance d’avoir Manu Chao. Le simple fait de l’accueillir, c’est une façon de dire : lé ga, alé, goutanou astèr !
7 Lames la Mer : L’an dernier, le Sakifo est entré dans un mode de mobilisation quasiment politique avec même la reprise du slogan du père Payet : « Nou lé kapab »…
Jérôme Galabert : Sakifo, c’est une affirmation. « Nou lé kapab » en est une autre. « Nou tiembo, nou larg pa », une autre encore… On a repris ces slogans parce que cela nous paraît important.
Lorsque cela passe par le « canal Sakifo », c’est plus rassurant et apaisant pour les gens. Par exemple, le discours d’ouverture du IOMMA [4], je le fais en trois langues : créole, français et anglais. Cela fait rire certains mais cela plaît aussi à beaucoup et surtout, cela ne suscite pas de polémique. C’est apaisé alors que par ailleurs, le débat est exacerbé. C’est important que l’on puisse dire de façon apaisée : té lé ga, trankil… Sa lé a nou sa ! Passons à autre chose.
7 Lames la Mer : On se souvient aussi du drapeau de La Réunion en fond d’affiche en 2011…
Jérôme Galabert : Oui… On a reproduit ce drapeau sur l’affiche de Sakifo et finalement il n’y a pas eu de polémique ou très peu.
7 Lames la Mer : Sakifo, à la fois contre-pouvoir et marqueur consensuel ?
Jérôme Galabert : D’une certaine façon, oui. Les évènements culturels aussi montrent l’évolution de la société. On est dans une situation sociale terrible donc il y a des combats que l’on ne devrait plus avoir à mener. On peut continuer à débattre mais de façon apaisée. Avançons.
7 Lames la Mer : Votre plus belle réussite parmi les artistes que Sakifo soutient ?
Jérôme Galabert : C’est difficile de répondre à cette question… J’ai un amour profond et un feeling pour Nathalie Natiembé. Je ferai tout ce que je peux pour qu’elle puisse continuer. J’ai aussi une relation très particulière avec Alex Sorrès. Une autre très particulière avec Tiloun.
Une très particulière avec Gilbert Pounia et aussi avec Maya que je connais depuis toute petite. Etc… Les artistes avec lesquels je travaille, pour la grande majorité, c’est aussi parce qu’il y a un lien personnel fort.
7 Lames la Mer : Je suis artiste et je veux jouer au Sakifo…
Jérôme Galabert : Entre septembre et décembre — période d’élaboration de la programmation —, nous recevons entre 10 et 15 demandes par jour. Nous sommes victimes d’une filière qui n’est pas encore bien structurée — notamment les scènes intermédiaires.
La logique voudrait que les artistes fassent leurs armes d’abord dans un réseau de café-concerts — d’où la pertinence du concept « Tournée générale » — puis qu’ils soient à l’affiche de salles comme le Palaxa, le Kerveguen ou le Kabardock, puis qu’ils accèdent au théâtre de Saint-Gilles… Il faut restructurer tout ! On essaie de privilégier le dialogue, d’être pédagogue mais c’est de plus en plus compliqué, aussi parce que j’ai de moins en moins de temps.
7 Lames la Mer : Le choix artistique ?
Jérôme Galabert : Le final cut, c’est moi.
7 Lames la Mer : Sakifo et séga… 2012 a ouvert la programmation à ce genre musical, partie intégrante de notre culture. Essai concluant ?
Jérôme Galabert : En fait, les productions qui nous étaient proposées atteignaient rarement les standards de ce que l’on programmait dans d’autres registres.
J’avais donc le sentiment de ne pas servir ces artistes là en les programmant. Pendant longtemps, je me suis creusé la tête : alors que ce festival est éclectique, comment trouver une solution pour que le séga y ait toute sa place ? La formule mise en place en 2012, c’est « salon-bal », une scène dédiée que l’on renforce cette année en l’ouvrant avec Joajoby, Mounawar ou encore Menwar.
J’essaie d’apporter des solutions et pour cela je m’entoure de gens dont la pensée peut faire évoluer les choses. C’est le cas avec Arno Bazin et c’est aussi une façon d’ouvrir un dialogue avec les représentants de ce genre artistique.
Cette année, nous programmons Séga’El et Lorkès Tapok avec Jean-Pierre Boyer et Jo Lauret. On trouve des compromis d’autant que les ségatiers ont souvent ressenti une sorte de frustration vis à vis du maloya. Il leur a fallu digérer les choses, notamment avec un arrière-plan politique. Je pense que c’est prometteur mais trop tôt pour dire que c’est concluant.
7 Lames la Mer : Sakifo et festivaliers… Une histoire d’amour ?
Jérôme Galabert : Une part de notre public est constituée de « fondus des festivals ». On travaille à diversifier ce public et à essayer d’innover. Cette année, on renoue par exemple avec l’action culturelle en ramenant le Sakifo dans les quartiers.
Il y aura aussi des concerts à la prison, à l’hôpital… On a embauché quelqu’un pour travailler spécifiquement sur le développement des publics et aller conquérir de nouveaux spectateurs. C’est un combat perpétuel. On doit travailler sur l’éducation des publics et notamment du jeune public.
7 Lames la Mer : Sakifo, sékoi ?
Jérôme Galabert : Un gros coeur — sur l’affiche de cette année — qui s’envole au-dessus des flots tourmentés. In ti pé grokèr… Na in pé de « goutanou » dann zafèr là kanmèm la di !
Propos recueillis par Geoffroy Géraud Legros & Nathalie Valentine Legros
Toutes les infos sur Sakifo ici…