1600 selon la police, plusieurs milliers selon les organisateurs … Au-delà des inévitables décalages sur le nombre de manifestants ayant défilé dans l’après-midi du samedi 13 décembre à Strasbourg, une évidence s’impose.
La majorité du défilé était composée de jeunes et d’adultes dans la force de l’âge : ils ont marché durant près de trois heures de la Place de Bordeaux au Conseil de l’Europe, avec arrêts devant le Conseil Régional d’Alsace, le Parlement européen et le Palais des droits de l’homme.
Preuve s’il en était que cet événement n’avait (vraiment) rien à voir avec un rassemblement de nostalgiques seniors accrochés à leurs souvenirs.
« A l’appel du groupe des « Alsaciens réunis », mais aussi de plusieurs partis, groupes ou associations, les manifestants ont redit leur refus de la grande région Alsace-Champagne-Ardenne, Lorraine, conspué le « diktat de Paris » et exigé un référendum ».
Signé Jacques Fortier (Dernières Nouvelles d’Alsace, 14 décembre 2014) sous le titre « Un appel à l’Europe et au référendum », ce constat résume les enjeux de cette manifestation qui fait suite à plusieurs autres initiatives analogues organisées aussi bien dans le Bas-Rhin que le Haut-Rhin, les deux départements formant la région Alsace.
Hélas, bien peu de représentants de la classe politique régionale ont pris une part active à cet événement populaire au sens fort du terme. On pouvait les compter sur les doigts d’une main. A remarquer dans la foule la présence du président du Conseil général du Haut-Rhin, Charles Buttner, résolument hostile à la réforme territoriale.
Baroud d’honneur ? En effet ce mercredi 17 décembre aura lieu le vote par l’Assemblée nationale du projet de loi délimitant les nouvelles régions. Histoire de manifester leur mécontentement, Charles Buttner appelle les maires du Haut-Rhin à faire retentir tocsins ou sirènes ce mardi 16 décembre à 18 heures et ce jeudi il proposera 18 décembre aux élus départementaux un référendum sur la fameuse fusion.
Autant d’initiatives qui n’ont (hélas) pas suscité de soutien ni autre réaction du côté des présidents du Conseil régional et du Conseil général du Bas-Rhin.
Même silence également – dans cette remise en question de la réforme territoriale- chez les auteurs-compositeurs-interprètes d’Alsace se réclamant haut et fort d’une identité mise en évidence par l’association Liederbrunne engagée dans la promotion de la chanson régionale ou bien par Summerlied, festival de musiques, chants et contes d’Alsace et d’ailleurs organisé tous les deux ans à Ohlungen.
Jean-Marie Lorber, l’âme du Liederbrunne, et Jacques Schleef, créateur de Summerlied, battaient le pavé strasbourgeois, à l’instar de Sylvie Reff, un des très rares artistes d’Alsace présents dans la manifestation de samedi avec les dessinateurs-poètes Alain Kauss et Raymond Piela.
Et le matin même du défilé, les Dernières Nouvelles d’Alsace publiaient de larges extraits d’une tribune libre de Jacques Schleef sur la réforme territoriale sous le titre “La très grande région : une ruse de l’Histoire”. Vaste sujet dont la version intégrale est publiée sous les photos suivantes.
Texte et photos Albert Weber
LA TRÈS GRANDE RÉGION : UNE RUSE DE L’HISTOIRE?
Comme la plupart des militants engagés en faveur de la culture régionale, j’avais soutenu, l’an dernier, le «Oui» au référendum sur la fusion de la Région Alsace et des départements du Rhin en une collectivité territoriale nouvelle, qui aurait intégré les compétences et les moyens budgétaires et humains actuellement dispersés entre ces trois acteurs.
Face au projet de méga-région Alsace-Lorraine-Champagne-Ardenne, j’ai aussi participé à la manifestation du 11 octobre à Strasbourg, au cours de laquelle de très nombreuses personnalités, mais aussi de « simples citoyens » ont exprimé leur attachement à une entité politique alsacienne distincte, et non pas réunie contre son gré à ses voisins d’outre-Vosges.
Nos efforts ont été vains, mais nous devons accepter les décisions prises démocratiquement par les institutions compétentes de la République.
Nous pouvons déplorer ce résultat, mais à qui la faute ? D’abord, aux Alsaciens, qui ont suivi une tactique de « girouette » incompréhensible, conduisant à une grave dégradation de leur image dans l’opinion régionale et nationale et à leur isolement (sans vouloir polémiquer, une coopération avec la Bretagne, avec son expérience de revendication forte, aurait pu être utile, pour soutenir de manière croisée sa « réunification » et notre « autonomie »).
Une politique culturelle pour « ùnser Elsàss »
Je veux limiter mon propos aux questions culturelles, pour lesquelles je m’engage depuis longtemps (notamment dans le cadre du festival “Summerlied “) et qui, je le sais, sont chères au cœur d’une grande majorité d’Alsaciens.
Il ne s’agit pas de s’ériger en “djihadiste” » ou” zadisste” (zone à défendre) d’une alsacianité archaïque, rêvée ou fantasmée, mais de suggérer des pistes pour sortir du “Schlàmàssel “actuel, et qui sera pire encore en 2016, lorsqu’il s’agira de définir une « politique culturelle » pour l’ALCA (si, du moins, elle devait relever des compétences de la région).
Nous ne pouvons plus tergiverser, mais devons prendre des décisions pour forger des « faits accomplis » et, d’autre part, engager rapidement des négociations avec tous les interlocuteurs publics et privés concernés, des médias aux communes, en passant par les artistes, les enseignants et les associations.
Nous avons besoin d’alliés solides, car les Alsaciens (même avec l’aide des Mosellans) seront une « minorité périphérique » dans l’ensemble imposé par le législateur (le statut éventuel de Strasbourg comme chef-lieu n’y changera rien!).
Trois priorités me semblent cruciales pour la promotion de nos langues régionales (allemand, dialectes franciques et alémaniques) :
- l’adoption d’une stratégie destinée à la transmission de la langue au sein des familles, mais aussi dans les établissements d’enseignement, de la maternelle au baccalauréat général ou professionnel, est indispensable et urgente ; en particulier, nous avons besoin d’objectifs ambitieux pour qu’au moins 25% d’une classe d’âge obtienne l’Abibac, afin de constituer dans la société un véritable « vivier bilingue », qui sera un atout économique considérable
- en nous inspirant des bonnes pratiques à l’étranger (en Irlande par exemple) nous devons réhabiliter l’alsacien dans la vie collective ; notre langue disparaît inexorablement de la rue, des commerces, des services publics (hôpitaux, administrations), des églises, etc. ; cette atmosphère mortifère doit être combattue, en diffusant des annonces en alsacien dans les gares et les bus, en enrichissant les programmes de radio et de télévision avec des émissions en dialecte où les intervenants parlent une langue de haut niveau (nitt wie Holzschue!) en soutenant (à l’écrit comme à l’oral) l’utilisation des langues régionales dans une logique de « plus-value » pour leurs locuteurs
- nous devons faire de l’alsacien, mais aussi des autres langues pratiquées chez nous (du manouche au welche, voire le turc et le kabyle, pourquoi pas ?) un élément de notre attractivité ; la langue est un facteur de cohésion sociale autant qu’un vecteur de communication et un outil économique ; parler le dialecte, c’est appartenir à une communauté civique, liée par une « complicité » et une intimité » particulières, qui doit donner envie d’y participer ; l’Alsace, qui a accueilli depuis des siècles des vagues migratoires variées, savait leur faire une place, mais les exogènes savaient aussi s’adapter aux « autochtones » (et non l’inverse, comme aujourd’hui).
Dans ce but, je réclame deux mesures qui peuvent être décidées sans attendre:
- la création d’une Agence pour la culture régionale en Alsace (éventuellement renforcée par la Moselle) rassemblant l’OLCA, l’ACA et le FRAC pour nous doter d’une « forge culturelle » combinant la tradition avec la réalité contemporaine ; cette ACRA devra compter dans ses rangs les communautés urbaines et d’agglomération, mais aussi les communautés de communes qui voudront y adhérer pour bénéficier de ses conseils et de son aide ; elle aura pour mission le soutien à la langue et la culture régionales, et non à la culture « nationale », qui relève de l’Etat (et doit être financée par Paris) ; la culture est un marché, certes, mais nous pouvons l’organiser et l’orienter conformément à nos valeurs et nos intérêts, qui peuvent être distincts de ceux prônés sur les berges de la Seine ;
- nous devons veiller au maintien d’une radio-télévision publique « de proximité » qui s’implique pleinement, notamment par des émissions de jeunesse et par une présence dynamique sur Internet et les « réseaux sociaux », pour le dialecte ; elle devra conclure des accords avec les stations allemandes, luxembourgeoises et suisses pour produire des séries et des divertissements (jeux, concours) communs, mais également des séquences d’information et des débats en allemand et en Mundart pour stimuler le sentiment européen ; il s’agit, à terme, de fonder une ARTE transfrontalière, mais en allemand uniquement, car le français « écraserait » la composante alsacienne, alors que nous devons nous réapproprier note germanité.
« Sauver les meubles ? » Non, apporter le trousseau
En 2016, il faudra que l’ALCA reprenne à son compte ces entités, tout comme elle « récupèrera » les lycées et les autres bâtiments appartenant à la Région, de même que sa trésorerie et ses dettes…
Elle devra signer avec les établissements publics créés par la Région et les départements (et jouissant à ce titre de la personnalité juridique) des accords de coopération et de partenariat pour la mise en œuvre des politiques décidées au niveau régional.
Ces EPA ou EPIC étant dotés de Conseils d’administration dans lesquels siégeront des membres « indépendants » de la future tutelle (représentants des villes, professionnels, etc.), il sera hasardeux de vouloir les dissoudre et bien plus « rentable » pour ne pas provoquer de crise supplémentaire, d’accepter cette « dot » alsacienne (le modèle pourrait sans doute être appliqué à d’autres secteurs, comme le tourisme ou l’économie).
Pour conclure, je ne peux plus entendre les sottises sur un Landel qui doit rester « ouvert » et serait menacé de se « recroqueviller » sur lui-même : notre « pays » (j’ose ce mot, celui de « peuple » étant prohibé) n’est ni une caisse enregistreuse, ni une station-service, ni une foire-exposition, mais un « patrimoine » commun à tous ceux qui s’en réclament et veulent transmettre cet héritage aux générations futures. L’Alsace doit se réinventer : il est temps pour elle de savoir ce qu’elle veut être demain.
Brûlons Hàns im Schnokeloch !
Ses cendres fertiliseront notre avenir au cœur de l’Europe rhénane et, ainsi, nous pourrons dire que le « mariage forcé » de l’Alsace aura été une « ruse de l’Histoire » pour que les Alsaciens prennent enfin conscience des enjeux culturels et de leur identité.
Jacques SCHLEEF